Les Conservateurs
Texte concourant du concours de nouvelles de science-fiction de l'Académie des Technologies
Édition 2021
22 hivers après la Chute
La végétation se faisait de plus en plus dense tandis qu’ils s’approchaient du centre de la cité. Les carcasses d’immeubles étaient vides, tels des géants dont il ne resterait plus que l’ossature métallique. Des plantes s’incrustaient dans ces espaces délaissés, s’enroulant autour des restes de l’Ancien Monde, afin de grimper vers le ciel pour se faire une place au soleil. Puis le décor changea subtilement. Quelques-unes de ces géantes structures semblaient habitées. En plus de la végétation, des toiles colorées étaient tendues de part et d’autre des cases, comme pour déjouer le vent et l’empêcher de s’engouffrer dans l’édifice. Des bruits d’activités fusaient jusqu’à leurs oreilles. Ils émergèrent de derrière quelques buissons, et découvrirent une énorme place sur laquelle s’affairaient femmes et hommes. L’endroit était entouré de trois géants métalliques bariolés de couleurs. Lyra était rayonnante face à ce spectacle. Nathanaël eut l’impression qu’un poids s’allégeait de sa poitrine, comme si une sorte d’accomplissement résidait dans ce qu’il voyait. La race humaine avait survécu à la Chute, et prenait place devant eux la plus grande société humaine du pays d’Angorate. Le monde continuait de tourner.
Ned était de plus en plus impatient. Il semblait chercher quelqu’un du regard sur cette immense place. Sans même les prévenir, il sortit d’un coup de leur petite cachette pour se précipiter sur le parvis. Les deux jeunes se regardèrent.
– Le premier qui le rattrape ! lança Lyra.
Nathanaël acquiesça, un énorme sourire aux lèvres. Ils explosèrent d’un rire frais, et commencèrent à courir après le vieillard qui les avait abandonnés. Ils le rattrapèrent avec tout de même un peu de difficulté. Ils ne pensaient pas que le vieil homme pouvait courir aussi vite ! Quand Lyra et Nathanaël arrivèrent à sa hauteur, Ned était en train de saluer une grande femme. Ils se calmèrent instantanément et se redressèrent pour estimer la personne aux côtés du vieillard. Une grande femme rousse, assez fine et droite, un air strict sur le visage, les toisait.
– C’est donc les deux jeunes qui voyagent avec toi ? dit-elle en forçant son sourire.
– Exactement ! Nous avons tellement de choses à te raconter, explosa Ned. Les gamins, voici Rose ! Elle est à la tête du clan des Conservateurs…
Cette dernière balaya rapidement Lyra du regard. Ses yeux s’attardèrent sur Nathanaël, qu’elle dévisagea de la tête au pied. Un frisson parcourut le dos du jeune homme blond. Il se sentait bête comme un gamin ayant fait une bêtise et devant répondre de ses actes. D’un pas de côté, il se dégagea de son regard et du malaise qu’elle avait instauré chez lui.
– Pour le moment, j’ai à faire. Retrouvez-moi là-bas ce soir, dit la grande femme en désignant l’entrée d’un des trois géants métalliques qui entouraient la place.
Ned acquiesça d’un signe de tête. Il la connaissait. Le fait qu’elle se soit interrompue dans son travail, ne serait-ce que quelques minutes, était un exploit. Il ne s’offusqua donc pas quand elle les congédia.
Ils s’étaient baladés autour de la place centrale le reste de la journée. Lyra avait tenté d’être attentive aux va-et-vient de différentes personnes sur l’esplanade, mais elle n’avait jamais réussi à en suivre une du regard assez longtemps pour comprendre sa tâche. Quand le soleil commença à décliner, des hommes, des femmes et des enfants émergèrent de toutes les rues jusqu’à la place centrale. Certains tenaient des pioches, d’autres avaient le visage noir de suie, d’autres encore portaient du gibier ou trainaient des filets de poisson. Dans l’encadrement des rues se tenaient des sentinelles, lance à la main, scrutant la population qui rentrait chez elle. Ned s’était dissocié de leur petit groupe pour vaquer à ses occupations.
Quand le soleil eut disparu derrière une barre d’immeubles en ruine, les deux jeunes gens se dirigèrent vers le point de rendez-vous qu’on leur avait fixé. Peu de temps après, Ned les rejoignit. Pendant de longues minutes qui parurent à Nathanaël une éternité, ils attendirent Rose. La vieille femme finit par arriver, et sans plus de cérémonie elle les guida dans l’un des géants métalliques à deux étages au-dessus du sol. Elle les invita à prendre place autour d’une table sur laquelle elle alluma une lampe à huile. Un enfant déboula alors de la cage d’escalier pour venir les servir en épinards d’eaux et coquillages. Il faisait preuve de toute la bonne volonté du monde, et de la maladresse qui caractérisait encore son âge. Cela amusa Lyra et Ned qui lui renvoyèrent des sourires pour l’apaiser. Pendant le repas, les quatre convives discutèrent de banalités, puis voyant que personne n’engagerait de conversation sérieuse sans son assentiment, Rose se lança.
– Notre monde change, et plus vite qu’on ne le pense, dit-elle d’un ton feutré.
À la lumière de la flamme qui éclairait leur table, Nathanaël pouvait distinguer les cernes et les rides de cette femme désormais vieillie par les années, mais qui avait su garder une certaine élégance. Elle semblait fatiguée de sa journée, et son regard perçant de l’après-midi avait laissé sa place à des yeux fuyants qui se perdaient facilement dans le vide.
– Combien de temps allez-vous rester parmi nous ? continua-t-elle.
– Ce n’est pas encore défini. Il se pourrait que ce soit la fin du voyage pour certains d’entre nous, répondit Ned sans même concerter ses deux compagnons.
À cette annonce, Rose sortit immédiatement de ses pensées et fixa Ned dans les yeux. Aucune plaisanterie ne s’y lisait. Avec un soupir, son regard repartit s’égarer.
– Je vous écouterais bien me raconter votre périple, mais ce soir je n’ai pas la tête à ça, dit Rose en faisant claquer sa langue dans sa bouche. Des espions m’ont rapporté que les Évolutionnaires préparent une offensive pour accaparer le quartier de Delbrun. Et je ne peux permettre que ce bout de territoire tombe entre leurs mains. Ce serait perdre un trop grand pouvoir.
– Delbrun ? demanda Lyra.
– C’est là-bas que se trouve la plus grosse décharge de toute la ville, répondit Ned toujours avec son air sérieux. Perdre Delbrun reviendrait à perdre une énorme partie du savoir de l’Ancien Monde, et mettrait en danger les Conservateurs.
– En quoi perdre Delbrun vous mettrait en danger, si ce ne sont que de vieilles reliques ? continua la jeune femme brune.
Rose la toisa un instant, comme si la réponse était stupide d’évidence. Quand elle vit le rouge lui monter aux joues, la grande dame se décida à lui expliquer.
– Les Évolutionnaires se servent de l’existant pour créer. La décharge comporte énormément de pièces détachées de carlingues, de robots en tout genre, de vieilles machines rouillées. Mais surtout du métal. Trop de métal qui, s’il se retrouvait forgé en armes, mettrait en péril le reste de nos actions contre eux. Je me fous de perdre le savoir que contient cette décharge, annonça-t-elle en regardant Ned avec un air décidé, mais en aucun cas je ne les laisserai massacrer mon clan. Et ce, quoi qu’il m’en coûte.
Ned hocha la tête d’un air entendu. Nathanaël, quant à lui, fut piqué au vif par cette réflexion. Il comprenait les enjeux militaires, mais le plus important dans cette décharge était, à son sens, tous les savoirs qu’elle renfermait ! Il était hors de question que les Évolutionnaires fondent le moindre métal d’une machine qui pourrait être réparée et utilisée par la suite.
Rose ne remarqua pas les flammes qui étaient nées dans les yeux du jeune homme.
– Si vous restez parmi nous, il faudra vous choisir un métier, et participer à la prise de Delbrun. Je vous laisse la journée de demain pour y réfléchir, savoir si vous voulez rester, et comment vous souhaitez nous aider, si c’est le cas. À la première heure, Namir vous retrouvera à l’entrée de votre case pour vous guider et vous expliquer notre fonctionnement. Sur ce…
Rose se leva de la table avant de continuer sa phrase.
– … Reposez-vous, ce sera peut-être votre dernière nuit tranquille.
Les trois compagnons avaient dormi dans une case d’un des géants de métal. Le soleil commençait doucement à se lever. Les piaillements des oiseaux réveillèrent Lyra. Elle se redressa sur sa couche de fortune, cligna des yeux quelques fois pour émerger de sa nuit. Nathanaël était au bord de leur abri, les pieds dans le vide. Il avait légèrement repoussé le drap coloré qui fermait leur fenêtre sans vitre. Sous ses pieds, quelques dizaines d’étages les éloignaient de la terre ferme. La veille, Lyra n’avait pas vraiment appréhendé la hauteur de leur logement quand ils étaient montés dans la nuit pour se coucher. Maintenant qu’elle se glissait à côté de lui, une sensation de vertige la prit. Doucement, elle posa sa tête sur l’épaule de Nathanaël. La jeune femme se força à regarder au loin, afin d’oublier le vide qui s’étendait sous elle.
– Tu ne dors pas ? demanda-t-elle innocemment.
– Ned ronfle trop fort, répondit-il.
Lyra jeta un regard en arrière en direction du vieil homme. Un léger raclement de gorge émanait de sa direction, mais pas assez fort pour couvrir le bruit des oiseaux. Elle ne s’offusqua pas de ce mensonge. Calmement, elle se retourna face à l’océan de verdure et de ruines qui s’étendaient devant elle. Hormis le vide sous ses pieds, le paysage matinal dégageait un sentiment de quiétude. Des millions de personnes avaient vécu ici. Désormais, il ne restait que de vieilles traces qui s’effaçaient un peu plus chaque jour.
Des pas résonnèrent dans l’escalier. Beaucoup de pas. La journée commençait pour les travailleurs qui descendaient du géant de métal pour se mettre à leurs tâches. Seuls quelques mètres séparaient leur case de la lente cohue, et au bout de quelques minutes Ned se réveilla de sa torpeur en se massant les tempes. Quand il ouvrit les yeux, il se retrouva face à un homme assis devant lui qui le regardait, les bras croisés sous un poncho blanc. Ce dernier avait le teint pâle, de gros cernes encadraient ses yeux gris, et de longs cheveux lisses et noirs lui tombaient à moitié sur le visage.
Le vieillard poussa un petit cri de surprise. Les deux jeunes gens se retournèrent dans sa direction, dévisageant désormais le dos d’un inconnu qui se relevait. Il se tourna vers eux.
– Suivez-moi, posa-t-il sans plus se soucier d’eux.
Ned se leva d’un bond, un grand sourire aux lèvres.
– Namir, c’est ça ? demanda-t-il à l’inconnu.
Leur guide ne prit pas la peine de répondre et se dirigea vers les escaliers en ignorant de plus belle le vieil homme. Ned regarda ses deux compagnons avec un mélange d’incompréhension et de curiosité. Puis il emboita le pas à l’homme qui avait déjà atteint les premières marches.
Namir les mena dans un autre géant de métal. Sur différents étages, les trois compagnons rencontrèrent les agriculteurs qui s’occupaient de semer les futures récoltes. L’ancien immeuble avait été démoli partiellement sur toute une façade, ce qui permettait d’avoir un bon éclairage pour les plantes. Du compost avait été déposé au sol et l’alimentation en eau se faisait par de vieux robinets rouillés par les intempéries. Le guide leur expliqua que les agriculteurs faisaient partie de la famille des Herboristes, tout comme les cuisiniers et les médecins. Lyra regardait, avec une soif d’apprentissage, le ballet des hommes et des femmes qui travaillaient. Elle était très étonnée de voir comment l’on pouvait cultiver autrement que sur la terre ferme. La visite se poursuivit, et elle dut abandonner sa contemplation.
Au sous-sol, un autre spectacle prenait lieu. Des dizaines de personnes s’affairaient à réparer des réseaux d’eau plus ou moins fonctionnels. Plus loin, une sorte de forge avait été improvisée, dans ce que Ned leur expliqua être une ancienne bouche de métro, afin de réparer ce que d’autres avaient trouvé dans les ruines. Le lieu permettait de bénéficier de vieux systèmes d’aération qui dataient d’avant la Chute. Face aux explications du vieillard, Nathanaël capta presque un sourire sur le visage de leur guide.
Il existait différentes expéditions de trouveurs qui sillonnaient la ville. Dès qu’une ancienne technologie ou un vieil objet était ramassé, il était confié aux historiens et aux réparateurs. Ensemble, ils devaient tenter d’en comprendre le fonctionnement et, dans le meilleur des cas, lui donner une seconde vie. Namir ajouta que Ned ferait un très bon historien chez les Conservateurs, puis il expliqua que ces trois métiers appartenaient à la famille des Dénicheurs.
De ce que Lyra avait compris, il existait quatre familles chez les Conservateurs. En plus des Herboristes et des Dénicheurs, qu’ils avaient précédemment rencontrés, existaient les Sentinelles et les Aidants. Les trois compagnons et leur guide avaient fini par sortir des sous-sols et commençaient à marcher sous le ciel désormais nuageux du matin. Namir avait dit les mener en bordure d’océan. De temps à autre, Nathanaël captait des regards discrets dans leur direction. Il s’en ouvrit à leur guide qui leur expliqua que les combattants surveillaient le clan dans leurs différentes activités et qu’ils étaient là pour les protéger en cas d’attaque. Le jeune homme hocha la tête avec entendement, même s’il n’aimait pas se faire épier.
– Je faisais aussi partie des combattants, dit Namir froidement.
Puis il sortit ses mains de sous son poncho. Alors qu’ils avaient pris ses bras croisés comme une barrière qu’il mettait entre lui et eux, ils se rendirent compte qu’à la place de ses mains résidaient deux moignons. L’un semblait avoir bien guéri, mais l’autre était encore enroulé dans des bandages.
– Je ne peux plus aller sur le terrain, continua-t-il en serrant les dents. C’est comme ça que je suis devenu le référent des combattants. Je ne suis plus qu’une tête pensante.
Lyra fit une moue attristée qui n’échappa pas à Namir.
– Ne fais pas cette tête jeune fille. Rose aurait pu me laisser crever. Mais c’est elle-même qui a pris en charge mes soins. Elle m’a ensuite appris comment devenir un stratège militaire. Même si je réponds à la mère des Sentinelles, je suis désormais un expert que l’on vient quérir, affirma-t-il en levant la tête.
Puis il se referma sur lui-même. Nathanaël comprit ce qu’il se passait dans son esprit. Il était un expert en stratégie militaire, et un métier à part entière existait dans la famille des Aidants. L’homme meurtri devant eux ne comprenait pas pourquoi c’était lui et non un guide qui avait été réquisitionné pour les mener parmi les Conservateurs. Nathanaël ouvrit la bouche pour parler, mais avant même qu’un mot n’en sorte, des bruits tonitruants de cors se répercutèrent dans la ville. Les trois compagnons levèrent les yeux pour chercher d’où pouvait bien provenir ce vacarme. Leur guide, lui, prit immédiatement une position défensive et les interpella.
– Suivez-moi de près ! Nous sommes attaqués !