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Texte lauréat du concours Lecture en tête :
Ils avaient rêvé de changer le monde

Édition 2018

   Ils avaient rêvé de changer le monde déjà plus d’une centaine de fois. Mais ils se retrouvaient toujours au même point, dans la dure réalité qui les oppressait. Impossible d’arrêter d’y penser, et toujours cette envie de vouloir s’échapper. Mais trop de règles, trop de dictats les asservissaient. William et Anna rêvaient de changer le monde, mais plus que des pensées, leur envie de passer à l’acte prenait forme un peu plus chaque jour.

 

   Anna alluma le film holographique de son visage. Une image d’elle-même s’éclaira sur sa figure, une image plus souriante, plus joyeuse… plus fausse. Puis elle poussa la porte de sa case. Comme à chaque fois qu’elle sortait de chez elle, elle se retrouvait face à cette foule étouffante qui faisait semblant de sourire. Que pouvaient bien penser ces gens derrière leur masque. Jamais personne ne se rebellait contre ce système, comme s’il était normal. Ces hologrammes n’avaient fait leur apparition que depuis un quinquennat et cela faisait 3 ans qu’ils étaient obligatoires. Le gouvernement avait imposé le sourire comme émotion principale pour convaincre le peuple qu’il était heureux. Mais ce cache-cache incessant la lassait. Cela faisait bien trop longtemps qu’elle n’avait pas vu une once de colère sur un visage ou seulement une larme perler au coin d’un œil autre que les siens. Elle fit un pas en avant pour s’infiltrer dans la masse. Elle croisa le regard de William qui lui souriait d’un vrai sourire. Il ne portait pas de masque lui. C’était bien le seul… Il s’approcha d’elle et ils avancèrent ensemble dans la cohue pour se rendre au travail. Comme à chaque fois elle attendit patiemment son tour pour rentrer dans la capsule souterraine qui l’emmenait à la Fabrique. Avec la vitesse époustouflante, les pâles lumières bleues qui sillonnaient les canaux souterrains se reflétaient tel un stroboscope sur son casque.

 

   Elle était arrivée. Elle passa les portes de la Fabrique, cette énorme usine à idée. Le portique détecta la puce identitaire qu’elle avait derrière l’oreille gauche. Un léger son se déclencha : sa journée venait de commencer. Elle monta au 153ème étage par l’ascenseur de verre, puis rentra dans la salle qui lui avait était affectée, comme à une dizaine d’autres personnes. Elle s’assit en tailleur sur l’un des tapis posés au sol, en forme de cercle. Au milieu, un hologramme. Que devrait-elle inventer aujourd’hui ? Elle n’en pouvait plus. Tous les jours elle s’épuisait à inventer de nouveaux services ou objets. Le travail, tel que ses ancêtres l’avaient connu, n’existait plus. Tout avait été automatisé jusqu’au dernier rouage. La seule chose qu’il restait à faire était de penser le futur car cela, aucune machine n’en était capable. Le gouvernement pensait judicieux de presser le cerveau de ses citoyens et d’automatiser la moindre tâche, le moindre besoin. Impossible de tricher, de détourner le système. Impossible de choisir qui l’on veut être lorsqu’on doit toujours respecter des quotas. Il était devenu utopique de devenir soi-même, car le seul espace libre en ce monde, se trouvait dans sa tête.

   Mais pour combien de temps encore ? Le gouvernement prenait le contrôle peu à peu de tout ce qui existait. Son corps était déjà traqué par sa puce. Et ce n’était pas seulement ses déplacements qui étaient analysés, mais tout son organisme. Et cela 24 heures sur 24 afin de connaître ses carences et ses besoins. Ce système d’automatisation était pratique. Plus besoin de se torturer la tête pour savoir quoi cuisiner ou même compter son nombre de brasses à la piscine. C’était ça le charme des algorithmes : ne plus avoir à penser aux tâches quotidiennes. Mais ce système avait perdu toute sa beauté le jour où le peuple avait abandonné sa capacité à choisir. On était passé d’un choix optimal à un devoir d’optimisation de chaque geste, de chaque respiration.

   Et la journée passa comme toutes les autres. Lentement. Elle rentra chez elle, éteignit son holomasque puis alla se passer un coup d’eau fraîche sur le visage. William était assis sur le seul fauteuil de la pièce. Elle se mit sur son lit pour pouvoir le regarder. Il entama la conversation.

–   Le monde est tombé bien bas.

–   Nous sommes traités comme des esclaves, et tout le monde trouve ça normal.

–   Comment voulais-tu que l’intelligence artificielle qui nous sert de gouvernement donne un sens à la vie de chaque humain ?

–   Je peux donner un sens à la nôtre.

–   J’écoute.

–   On pourrait monter cette rébellion dont on a tant parlé. Créer une révolte et rassembler tous ceux qui pensent sous leur masque.

–   On l’appellerait les Sans Masques !

  Ils imaginaient les tenants et les aboutissants de leur résistance. Comment rassembler des rebelles et comment convaincre ces gens agissant comme des machines…

   Elle s’endormit sur ses réflexions.

 

   Anna alluma le film holographique de son visage. Une image d’elle-même s’éclaira sur sa figure, une image plus souriante, plus joyeuse… plus fausse. Puis elle poussa la porte de sa case. Comme à chaque fois qu’elle sortait de chez elle, elle se retrouvait face à cette foule oppressante qui faisait semblant de sourire. William posa sur elle un regard insistant.

–   Tu peux le faire.

   Elle éteignit son holomasque, le jeta par terre avec colère et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Elle vit quelques personnes tressaillir toujours en souriant. D’autres s’arrêtèrent pour la regarder. D’autres encore portèrent leur main à leur visage. Trois individus l’encerclèrent, et l’un lui mit les mains dans le dos en la priant de les suivre. Elle chercha désespérément le regard de William. Il lui sourit et disparut comme un rêve qui n’avait jamais existé autre part que dans sa tête.

 

   La première graine de la révolution venait d’être semée.

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