Le masque rouge
Texte lauréat du concours Lecture en tête :
Paysage en danger
Paysage en danger
Édition 2020
20h00. Comme tous les soirs, une coupure générale d’électricité éteignait la ville. Comme tous les soirs, on entendait le voisinage pester contre cette mesure prise par tous les gouvernements de la planète. La colonne d’eau en verre dans laquelle trempait une énorme algue fluorescente prit le relais pour compenser le manque de lumière électrique dans son appartement. Il s’affala sur le canapé, face à sa télévision endormie. Comme tous les soirs à vingt heures, l’ennui commençait. Il prit sa guitare et commença à gratter doucement les cordes. Puis il entendit le lit de ses voisins de palier venir cogner répétitivement contre son mur. Dépité, il renforça son emprise sur les cordes pour couvrir le bruit. Il finit par se lasser, et reposa la gratte pour aller se jeter sur son lit. La tête enfouie entre ses deux polochons, c’est le moment que choisit son estomac pour lui rappeler son existence. Pourtant… il avait mangé avant la coupure. Il grimaça en se rappelant le pauvre goût de la purée d’insecte qu’il avait avalé accompagné de quelques légumes qui commençaient à tirer la tête dans sa cuisine. La viande lui manquait. Il prit sa faim en patience, et s’endormit.
Il se réveilla avec le soleil, enfila de quoi s’habiller et balança son sac à dos sur son épaule. Il descendit à pied les dix étages de son immeuble. Comme à son habitude, il prit son petit-déjeuner à l’extérieur, puis il retourna sur la route en direction du travail. Comme toujours, il finissait son jus de fruits sur le chemin, en longeant les différents quartiers. Il arriva dans l’ancien district commercial. Beaucoup de locaux n’avaient pas encore été réhabilités après la fermeture en masse des magasins de surconsommation. La plupart étaient barricadés de gros panneaux noirs, sur lesquels avait pris place un tag récurrent : un masque de théâtre à la peinture rouge, fissuré dans la longueur. Sur la partie droite, le masque semblait comme en colère tandis que le côté gauche, il avait un air joyeux. Il continua son chemin, fini son jus de fruits et rangea sa gourde dans son sac.
Il arriva à l’atelier en quinze minutes à pied. Depuis le Changement, la question du travail avait été totalement revue. A choisir, il avait pris le parti de ne pas déménager mais de se voir attribuer un poste non loin de son domicile. D’autres avaient préférés déménager pour se rapprocher de leur lieu de travail. Le gouvernement avait ainsi imposé de travailler au maximum à trente minutes à pied de son domicile en zone urbaine. En plus d’avoir attribué les postes en fonction des lieux de vie, le pays avait été divisé en deux populations : les travailleurs du matin et ceux de l’après-midi. De cette façon, tout le monde avait accès à l’emploi et aux services mis en place par la ville. Concernant la mobilité, seuls les agriculteurs étaient autorisés à avoir des camionnettes privées et tracteurs, ainsi que les métiers relevant de l’urgence. Tous les autres devaient effectuer leurs transports à pied ou en transport en commun. De même, tous les métiers avaient été revus ou supprimés pour être en accord avec la politique du respect environnemental. La communication de masse s’était effacée au profit d’une seule chaîne de télévision, l’envoi aux villes d’un seul journal toutes les semaines, et l’ouverture de Lieu d’Actualité et de Parole, appelé aussi LAP. Ces lieux étaient destinés à informer le public n’ayant pas accès aux informations, et à permettre le débat. Une zone libre, ouverte à tous, et tenue par des Neutreurs, chargés du respect de ces règles. C’était l’un des nouveaux métiers qui était apparu avec le Changement. Lui aussi s’était vu attribuer un métier émergent. Il était devenu Démonteur, et approvisionnait les Réparateurs, Réinitialisateurs et les Recycleurs. Il s’occupait de démonter les objets inutilisés ou inutilisables pour en récupérer des pièces en bon état. Un métier bien éloigné de son ancien travail d’informaticien.
Comme tous les matins, il tenta de pousser la porte de l’atelier, en vain. Il sortit les clefs de son sac et les tourna dans la serrure. Il était toujours le premier à arriver. Il entra dans un bruit de papiers froissés inhabituel. Il posa les yeux sur le sol et découvrit des sortes de prospectus écrits à la main. Il les ramassa, remarquant au passage le masque rouge aperçu un peu plus tôt dans la journée. Il les posa sur le comptoir et commença sa journée.
Il finit sa matinée par un bon lavage des mains. Il prit ses affaires, commença à partir, puis se rappela le masque présent sur les papiers du matin. Il en saisit un et sortit, décidé à découvrir ce que signifiait ce sigle. Sur le prospectus improvisé étaient présentes plusieurs dates de conférence au LAP principal de la ville. L’une prenait séance dans l’après-midi. C’était décidé, il irait.
Arrivé en zone neutre, comme il aimait l’appeler, il prit place sur l’un des rares sièges encore disponibles dans le fond de la salle. Le début ne se fit pas attendre très longtemps. Une femme de taille moyenne entra sur la place réservée aux orateurs. Ses cheveux bruns étaient coiffés d’un chignon bien soigné et elle était vêtue fastueusement comparée aux personnes présentes dans la salle. Son style, en contraste avec le monde actuel, fit taire l’assemblée. Alors elle commença :
– Merci à tous d’être venus si nombreux. J’aimerais vous présenter aujourd’hui une organisation qui commence à faire parler d’elle.
Elle pointa sur un tableau derrière elle un masque rouge, comme il en avait aperçu à plusieurs reprises.
– Les Masqués.
Il y eut quelques applaudissements, sûrement des connaisseurs.
– Avec l’échéance de la Catastrophe, tous les pays ont mis un coup de frein féroce dans nos sociétés. Cela fut rapide, brutal, mais aussi trop strict. Nous avons dû nous adapter très vite. Certains avaient déjà entamé la transition, quand la plupart n’y étaient même pas sensibilisés vingt-quatre heures avant. Il nous a fallu tout changer si rapidement, et vous savez comme moi que tout ne pouvait pas être opérationnel du jour au lendemain. Comme chaque période transitoire, il y eut des revers… Beaucoup trop à mon sens. Et finalement, pour quoi ? La perte de nos libertés. Ce sont elles qui en pâtissent. Notre confort nous a été volé, détruits les efforts de toutes une vie à travailler sans relâche… Et en échange, qu’avons-nous ? De la propagande culpabilisatrice pour que des ours qu’on n’a jamais vus continuent à vivre au Nord alors qu’ils pourraient s’adapter, comme nous.
Les murs de la salle résonnaient des applaudissements de l’auditoire. Ses paroles semblaient toucher la corde sensible d’une majorité ayant du mal à vivre les nouvelles mesures. Il commençait à décrocher du discours quand la dame assise à sa droite entama une conversation avec lui.
– Vous aviez déjà entendu parler des Masqués ?
– Je vous avoue que c’est la première fois. Mais j’ai déjà eu l’occasion de voir leur sigle.
– Méfiez-vous d’eux, jeune homme. Ils jouent sur les nouvelles restrictions pour attirer des partisans. Ils nous font miroiter nos anciennes vies et notre confort perdu, mais ne nous parlent pas de leur projet à long terme.
– Qu’entendez-vous par là ?
– Les grands esprits de cette organisation ont dans l’idée de rendre ses lettres de noblesse à la terre, par le biais de la Catastrophe. En relançant l’économie de surconsommation, ils espèrent que la terre se réinitialisera pour repartir de zéro… Sans l’humanité.
La dame le regarda alors en face, ses yeux trahissaient davantage son âge que les rides sur son visage. Puis comme lassée par cette conférence, elle se leva, et passa devant ses jambes pour sortir de la rangée. Un peu déstabilisé par cette conversation, il essaya de se replonger dans le discours de l’oratrice, sans grand succès. Parfois, son esprit l’amenait aussi à penser que la Catastrophe aurait du bon. Si réellement elle exterminait les êtres humains, peut-être pourrait-elle donner une autre chance à cette terre. Incapable de reprendre le fil de la conférence, il décida de sortir de la zone neutre pour aller au marché.
Le soir, il rentra machinalement chez lui, cuisina ce qu’il avait acheté l’après-midi puis se mit devant la télévision. Il regarda la seule chaîne disponible sur laquelle passait un reportage rabâchant le pourquoi de toutes ses mesures. Ils avaient voulu sauver la planète du réchauffement climatique, préserver les forêts qui prenaient feu, les océans où s’empilait le plastique, et les espèces qui disparaissaient en masse… Préserver l’humanité aussi. Au bout d’un moment, 20h00 s’afficha sur son téléviseur accompagné d’un son strident. Par paresse d’attraper la télécommande, il attendit la coupure d’électricité en fermant les yeux. Le son strident continua. Il rouvrit les yeux… Désormais, apparaissait 20h04 sur son poste. Il chercha la télécommande et au moment où il éteignit l’écran, le sigle distinctif des Masqués apparût et disparût dans la foulée… Il clignât des yeux, pas vraiment certain de ce qu’il avait vue, et hésita à aller couper lui-même l’électricité de son appartement.