Ferme les yeux

Texte visant à augmenter la représentativité des personnes LGBTQ+

Paru en 2021 chez Tirage de Têtes

   Assise sur le canapé, elle fait face au mur holographique du salon. Même si ce dernier avait été allumé, elle ne l’aurait pas remarquée. Ses yeux sont perdus dans le vide. Immobiles. Son petit garçon est par terre, des lunettes de réalité virtuelle sur les yeux.

   L’interphone retentit.
   Elle se lève pour aller ouvrir.
– Alexis, arrête de jouer, conseille-t-elle à son fils.
   Elle ouvre la porte à un homme et une femme en costard noir, portant tous deux des lunettes de soleil opaques cachant leurs yeux.
– Bonjour. Sommes-nous bien chez Emma Gaster ? demande la femme.
– Oui, c’est moi-même, répond Emma.
– Toutes nos condoléances, ajoute l’homme. Votre femme avait souscrit à une assurance deuil auprès de notre société dans le cas où il lui arriverait malheur. Nous sommes là pour mettre en œuvre ses dernières volontés.
   Les larmes coulent sur les joues d’Emma. Elle tente de se contenir en essuyant ses pleurs d’un revers de manche et leur fait signe d’entrer. C’était bien une idée de Ludivine de souscrire à une assurance deuil.
   Les deux individus entrent dans leur modeste appartement.

   Les deux agents commencent à récupérer des objets et des photos de Ludivine. Qu’avait-elle bien pu demander à cette entreprise ? D’effacer toutes traces de leurs vies ? La femme décroche du réfrigérateur une vidéo d’Emma et Ludivine, prise le jour de la remise des diplômes. Emma la contemple, perdue dans ses pensées.
   Lulu avait son sourire des beaux jours. Elles avaient reçu leur invitation à la remise des diplômes la veille. Ludivine était surexcitée comme à chaque fois qu’une bonne nouvelle arrivait. Emma, qui adorait la voir sourire, lui prit la main. Elles savaient toutes deux ce que cela signifiait. Leur vie ensemble allait enfin pouvoir commencer.

   Emma récupère un mouchoir et essuie ses larmes. Elle jette un coup d’œil à Alexis. Son fils a toujours ses lunettes sur les yeux.
– Alexis, arrête de jouer, dit-elle d’un ton las.
   L’homme lui demande le code d’accès de la tablette de communication qui régit les contrats de la maison. Elle le lui donne. Il résilie tous les engagements au nom de Ludivine, et les recrée au nom d’Emma. Il lui demande de bien vouloir apposer son empreinte, afin de signer numériquement ces changements. Emma pose son pouce sur le lecteur, perdue dans ses pensées.
   Elles avaient enfin signé le bail de l’appartement. Ça n’avait pas été facile. Ludivine était enceinte jusqu’aux yeux et, avec leurs maigres salaires, elles avaient dû choisir entre un ventre robotique de substitution ou un appartement un peu plus grand. Lulu devait donc porter le bébé et cela la fatiguait beaucoup. Emma avait tenté de s’occuper des contrats pour la soulager, mais rien à faire, Ludivine détestait déléguer. Elles s’étaient de nombreuses fois pris la tête. Lulu avait fini par s’occuper de tout.

   Emma serre les dents. Les larmes coulent à flots sur ses joues. Son fils ne voit rien, les yeux encore rivés sur son jeu. Elle se fout des deux individus qui retournent son appartement sans dessus dessous. Une boule monte dans sa gorge, comme une angoisse, une peur de l’après. Que vont-ils faire sans elle ? Que va-t-il se passer sans Ludivine ?
– Alexis, arrête de jouer, tente d’articuler sa mère.

   La femme s’aventure dans leur chambre. Non, dans sa chambre à elle. Emma souffre de devoir jongler avec ses pensées. Elle souffre de devoir l’exclure de sa vie. La femme ouvre l’armoire de Ludivine et commence à la vider sur le lit. Après quelques instants, une des piles se renverse, dépliant sur le coup un pull col roulé bleu marine. Emma fixe le pull, perdue dans ses pensées.
   Elles s’étaient encore engueulées. Elles savaient toutes les deux que l’argent manquait, mais Lulu avait encore voulu acheter un énième pull bleu marine. Comme si elle n’en avait pas déjà assez. Elle arguait toujours que ce n’était pas la même matière, que c’était plus chaud, ou toute autre excuse visant à la faire céder. Aujourd’hui, Emma était décidée à ne pas céder, et ça n’avait pas plu à Ludivine. Elles s’étaient pris la tête pour ce satané pull, et comme cette fois elle ne voulait pas en démordre, Emma était partie brusquement en claquant la porte.

   Les larmes se font de plus en plus nombreuses, un sanglot lui traverse le corps. Elle s’assoit sur le lit, en continuant de regarder la femme qui dévalise l’armoire. Cette dernière lui fait signe de quitter la chambre. Emma s’exécute et retourne dans le salon. Son fils est toujours absorbé par son jeu vidéo. La colère commence à monter en elle.
– Alexis, arrête de jouer ! s’indigne-t-elle de son indiscipline.
   Si Ludivine le lui avait demandé, il aurait arrêté directement. Pourquoi ne l’écoutait-il pas, elle ?

   L’homme allume le mur holographique, et commence à naviguer dans les paysages enregistrés. Il tombe sur une jolie petite clairière illuminée par le clair de lune. De petites boules de lumière à l’extrémité de quelques tiges semblent se balader au gré du vent. Un message apparaît sur l’écran : « Voulez-vous effacer cette scène ? ». L’homme valide la commande. C’est à peine si Emma le remarque. Elle est debout face au mur, léthargique. Perdue dans ses pensées.
   Ludivine était à l’hôpital. C’était le grand jour. Elles s’étaient toutes deux battues pour devenir parents, et leur rêve allait enfin se réaliser. Lulu était fatiguée, et l’atmosphère anxiogène de la maternité n’arrangeait en rien son état. Emma était donc revenue avec un petit projecteur holographique sur lequel elle avait chargé quelques scènes pour détendre Ludivine. Elle l’avait alors installé sur le mur face au lit qu’occupait sa bien-aimée, et s’était allongée à ses côtés, en caressant avec tendresse le ventre de Ludivine. Elle faisait se succéder les scènes sur le mur jusqu’à ce que sa chérie finisse par être assez sereine avec l’une d’elles pour s’endormir. Une petite clairière de nuit prenait désormais place sur ce pan de mur. Des lucioles semblaient s’être posées sur des fleurs, laissant apparaître seulement de petites lumières qui ondulaient dans la nuit. Emma était heureuse, et un doux sourire peignait son visage.

   Emma sourit à ce souvenir. Puis elle revient à la réalité. La dure réalité. Son sourire se transforme en moue triste, et les larmes se remettent à couler doucement. Il parait que juste avant de mourir, on voit sa vie défiler devant ses yeux. Elle est pourtant bien vivante, alors pourquoi tous ses souvenirs s’égrènent-ils devant elle ? Ludivine avait-elle vu tout ça avant de les quitter ? Avait-elle été marquée par les mêmes événements ? Les mêmes rires et sourires ? Les mêmes larmes ? Impossible de savoir. La frustration s’empare d’elle. Et son fils qui ne l’écoute toujours pas ! Emma commence à s’énerver.
– Alexis, arrête de jouer ! lui ordonne-t-elle.

   Ce n’est facile ni pour lui ni pour elle. Quand elle se réveille le matin, elle a encore le réflexe de se pencher de l’autre côté du lit, les yeux encore fermés. Mais ce n’est plus les cheveux de Ludivine qu’elle embrasse, mais son oreiller. De temps en temps, quand elle est perdue dans ses pensées, elle l’appelle sans s’en rendre compte, elle l’attend avant d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur. Puis elle se rappelle que Ludivine est partie, que rien ne sera plus jamais comme avant. Son fils pleure rarement en sa présence, mais dès que la porte de sa chambre est fermée, elle entend des sanglots. Elle a tenté d’aborder le sujet avec lui, mais il est encore fermé à l’idée de parler de ce qu’il s’est passé. Elle veut aller à son rythme, alors elle attend. Mais ce n’est pas une raison pour lésiner sur son éducation. Surtout que désormais… Elle était seule à l’éduquer.

   Emma s’abandonne sur le canapé. Ses yeux sont rouges, à vif. Elle est crispée. Elle n’en peut plus. Elle jette un regard à son fils. Encore avec ses lunettes ! Elle ferme les yeux, tentant de contenir toute sa frustration, sa colère. Sa mâchoire se serre.
– Alexis, arrête de jouer, dit-elle d’un ton menaçant.

Le jeune garçon a toujours ses lunettes de réalité virtuelle sur les yeux. Au travers, c’est un autre monde qui remplace le sien. Une toute autre ambiance prend place devant lui, des immeubles de toute part, accompagnés d’un ciel gris. L’avatar de sa défunte mère est là, juste
à côté. Prêt à réaliser une énième fois ce parcours contre le garçon. Même si elle n’est plus là pour jouer avec lui, une dernière trace d’elle subsiste dans ce jeu qu’elle gagnait toujours. Il se confronte au meilleur chrono. Et c’était elle qui l’avait fait.

   La course commence. Il se donne à fond pour tenter de la dépasser.
   Échec.
   Il relance une course, commence à s’énerver encore contre ce fantôme qu’il n’arrive pas à battre.
   Échec.
   Il recommence encore et encore.
   Échec. Échec. Échec.
   Puis il voit comment elle prend un virage.
   Échec.
   Il commence à l’imiter dans ce mouvement.
   Échec.
   Il grappille du temps, peu à peu.
   Échec.
   Il continue sur sa lancée, comprenant que s’il prend à droite plus tôt, il pourrait gagner.
   Échec.
   Il s’aventure à donner un coup de boost à son personnage, commence à s’approcher de la ligne d’arrivée. L’avatar de sa mère est derrière lui. Il le sait, s’il passe la ligne d’arrivée avant elle, la trace du fantôme sera remplacée par la sienne. Alors qu’il est sur le point de gagner, il s’arrête à quelques centimètres de l’arrivée. Juste à temps pour que l’avatar de sa mère le rattrape, et remporte une fois de plus la partie.
   Échec.
  Les larmes coulent. Il éteint le jeu et ôte ses lunettes. Il les pose sur la table. Et ferme les yeux.

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